Dans son article « Pourquoi l’oral doit-il être enseigné ? » paru dans les Cahiers pédagogiques, Sylvie Plane, vice-présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP) insiste sur l’importance de la prise de parole et la sensibilité à l’altérité qu’elle impose. En effet, débattre ne nécessite pas tant d’avancer des arguments que de savoir entendre ceux de son interlocuteur.
En ce sens, le débat est avant tout un échange : la prise de parole de l’un doit se nourrir de celle de l’autre. Pour Sylvie Plane, les situations d’interaction « requièrent de chaque participant qu’il prête attention au contenu développé par son partenaire tout en conservant sa propre visée et qu’il participe au tressage du fil conversationnel en enchaînant à la fois sur son propre propos et sur celui de son interlocuteur. » (PLANE, Sylvie. « Pourquoi l’oral doit-il être enseigné ? »).
De fait, une prise de parole s’accompagne toujours d’un don d’écoute. Toute nouvelle opinion émise au cours d’un échange doit constituer à la fois une idée constructive – c’est-à-dire susceptible de faire avancer le débat – et une réponse à la demande implicite émise par son interlocuteur : celle d’être entendu et reconnu. Le débat est donc une quête de reconnaissance mutuelle, au cours de laquelle il s’agit d’écouter l’autre et d’entendre la légitimité de son intervention.
Pour éviter qu’un débat ne se transforme en dialogue de sourd, Marshall B. Rosenberg, théoricien de la notion de « communication non violente » (CNV), délivre plusieurs astuces : « la CNV nous engage à reconsidérer la façon dont nous nous exprimons et dont nous écoutons l’autre, en fixant notre attention sur quatre éléments : l’observation d’une situation, les sentiments qu’éveille cette situation, les besoins qui sont liés à ces sentiments, et enfin ce que nous pourrions demander concrètement pour satisfaire nos besoins. La CNV suscite qualité d’écoute, respect et empathie, et fait naître un courant de générosité réciproque. » (B. ROSENBERG, Marshall. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs). Initiation à la communication NonViolente).
Au cours d’un débat, la CNV est d’autant plus importante qu’elle permet d’éviter ce que Marshall B. Rosenberg nomme le « langage aliénant ». Ce type de langage réside notamment dans l’émission de jugements moralisateurs, portés vis-à-vis du système de valeurs de l’autre, ou encore dans l’emploi d’un ton agressif empêchant l’instauration d’un dialogue serein. Au contraire, la CNV consiste en « le langage et les interactions qui renforcent notre aptitude à donner avec bienveillance et à inspirer aux autres le désir d’en faire autant » (B. ROSENBERG, Marshall. La Communication non-violente au quotidien). Dans le même ordre d’idée, le thérapeute Scott Peck précise que « pour une vraie écoute, il faut s’effacer. L’orateur sentira cette acceptation, et deviendra de moins en moins vulnérable et offrira plus probablement les recoins cachés de son esprit à celui qui écoute. »
Pareillement, lors d’un événement Tedx organisé en mai 2015, l’animatrice américaine Céleste Headlee évoque « dix façons d’avoir une meilleure conversation ». Durant son intervention, la journaliste insiste sur l’importance « d’entrer dans chaque discussion avec l’idée qu’il y a quelque chose à apprendre » (règle n°3) et, plus encore, « d’écouter » (règle n°9). Céleste Headlee cite ensuite l’auteur Stephen Covey, selon qui « nombre d’entre nous n’écoutent pas pour comprendre, mais pour répondre. »
Ainsi, la capacité oratoire est liée, inextricablement, à la capacité d’écoute. La nécessité de cet équilibre entre prise de parole et don d’écoute est pourtant souvent ignorée. L’apprentissage de la prise de parole en public et du débat n’est pas central dans les programmes scolaires français notamment. Par conséquent, aucune occasion n’est offerte aux élèves d’apprendre à construire des échanges sains, caractérisés par la légitimation de la voix d’autrui.
Au sujet d’une expérience menée dans son lycée, le professeur Paul Barnwell écrivait dans le journal The Atlantic : « Je me suis rendu compte que l’aptitude à tenir une conversation est peut-être la compétence qu’on néglige le plus d’enseigner. Les enfants passent des heures à dialoguer et émettre des idées sur des écrans, mais ils ont rarement l’opportunité d’affiner leurs compétences de communication interpersonnelles. » (BARNWELL, Paul. “My students don’t know how to have a conversation”, The Atlantic).
Plus qu’un enjeu d’ordre privé, la faculté à débattre correctement relève d’un défi pour nos institutions scolaires et démocratiques. Sur le plan politique, une prise de parole attentive à l’autre permet de renforcer la conscience citoyenne, de faire émerger des formes de consensus et d’alimenter des échanges riches (et non des joutes verbales stériles). Ainsi liée au don d’écoute, la prise de parole permet donc d’éprouver le collectif et d’acquérir un sens civique.