Chaque semaine, je rencontre une trentaine d’élèves de seconde. Pour chacune des séances, toujours le même objectif : que l’atelier soit suffisamment sécurisant, exigeant et bienveillant pour que chacun trouve la place qui lui revient au lieu d’occuper celle que depuis toujours on lui assigne. C’est un moment hors du temps dans un système éducatif où la parole est réservée à l’enseignant ; lorsque l’élève prend spontanément la parole, il est renvoyé à la catégorie de bavard, d’insolent, de turbulent ou de fayot et, à l’inverse, celui qui ne la prend jamais, de timide. Ici, tous ont leur place et leur mot à dire.
À la faveur d’exercices, les demi-groupes s’apprivoisent, les paroles se délient, des oppositions naissent et des sensibilités se découvrent. Je ne suis plus en face d’une classe de seconde, uniforme, interchangeable mais entourée de 17 personnes, toutes singulières.
L’on assiste parfois à des miracles dans cet espace, précieux, que l’on conquiert ensemble au fil des séances, et qui remplit une multitude de fonctions grâce à l’attention et à la patience de chacun. Car nous apprenons tous ensemble que la meilleure façon de s’assurer une écoute attentive et d’écouter soi même les autres.
Un espace de dépassement de soi, pour certains. Je me rappelle cette jeune fille, timide maladive et solitaire, qui opposait une agressivité apeurée lorsqu’elle était invitée à prendre la parole. Petit à petit, elle s’est emparée de cet espace qui était aussi le sien, pour lire un texte, les mains tremblantes et les larmes aux yeux. Lors du dernier cours, elle a plaidé avec une force qui lui était jusqu’alors inconnue et qu’elle découvrait avec nous, cette fois ci sans texte, se mettant dans la peau d’une avocate, et assurément à cet instant elle l’était tant sa voix grondait d’assurance – enfin !
Un espace de délivrance, pour d’autres. Nous nous rappelons tous cette jeune fille, s’emparant de cet espace de parole qui lui était offert, et qui, pour la première fois de sa vie, dénonce les agressions sexuelles qu’enfant elle a subi. De ce traumatisme, elle écrira une plaidoirie qui la mènera en finale de son lycée.
Un espace de résistance, pour beaucoup. Grâce auquel plusieurs élèves s’émeuvent du harcèlement dont ils sont témoins et qui les révolte tant. Des discriminations, du sexisme, de l’oppression en général. Je me rappelle ces voix qui individuellement criaient leur colère mais qui collectivement affirmaient qu’ils ne fermeraient plus les yeux sur rien et qui assuraient aux oppresseurs qu’ils ne pourraient dorénavant plus compter sur leur silence car assurément ils ne se tairaient plus.
Un espace de créativité et de solidarité, aussi. Alors que les finalistes de la classe s’affrontaient, je me souviens que les élèves m’avaient surpris en organisant une mise en scène audacieuse pour porter la voix de leur camarade en la relayant dans le public.
Un espace qui prépare l’avenir, enfin. Je ne me souviens justement plus de Léa. Elle était cette élève que je n’arrivais définitivement pas à convaincre de participer activement et qui opposait une indifférence polie mais définitive à tous les exercices que je lui proposais. Il y a quelques mois, elle m’a écrit pour me raconter sa vie d’aujourd’hui. Elle a changé de lycée et s’est retrouvée dans une classe dans laquelle elle ne connaissait personne. Alors qu’elle s’en pensait incapable, elle a spontanément décidé d’improviser en cours d’Histoire pour plaider en faveur de la peine de mort de Louis XVI. Elle m’écrit : « il est vrai que l’année dernière je banalisais le travail que tu faisais avec nous, mais maintenant je crois que ce que tu nous as enseigné fait partie des choses que je mets le plus en pratique aujourd’hui ». Pari gagné !
Car ces ateliers ne sont que des prétextes. Des prétextes pour persuader et convaincre les citoyens de demain que leur parole compte, qu’ils ont des choses à dire et que l’on ne fera pas société sans chacun d’eux.
Pour espérer, enfin, que la frustration de n’être jamais considéré soit balayée par la fierté d’avoir défendu fermement ses idées.
Charlotte Lescroart-Eichelbrenner pour la série d’articles « Nos Plumes » de Trouve Ta Voix.