Chez moi, tout le monde veut toujours avoir raison.
Jâai longtemps rĂ©flĂ©chi au bien-fondĂ© de la dĂ©marche familiale. Sur lâintĂ©rĂȘt dans les dĂ©bats de vouloir Ă tout prix considĂ©rer son point de vue comme le meilleur.
Notre point de vue est subjectif â câest tautologique â et par consĂ©quent biaisĂ©.
Est-il meilleur parce que câest le mien, ou parce que lâon peut objectivement le considĂ©rer comme sâĂ©levant au-dessus de la masse des arguments ?
Quand bien mĂȘme lâon pourrait lui reconnaĂźtre des qualitĂ©s indĂ©niables, qui pourrait juger de sa qualitĂ©, de sa supĂ©rioritĂ© ?
Avoir raison Ă©tait selon moi la maniĂšre la plus Ă©vidente de dĂ©battre. Lâimage du sport de combat est souvent utilisĂ©e Ă titre de comparaison, mais je pense quâelle ne peut pas et ne doit pas sâappliquer au dĂ©bat.
Un combat sportif finit, dans la grande majoritĂ© des cas, par une victoire et une dĂ©faite. Par analogie, le dĂ©bat devrait alors se terminer de la mĂȘme façon : avec un vainqueur et un perdant.
Or, câest mĂ©connaĂźtre lâintĂ©rĂȘt mĂȘme du dĂ©bat.
Prenons un peu de distance.
Je nâai jamais Ă©tĂ© particuliĂšrement performant en physique, mais du plus loin de mes souvenirs de collĂ©gien, jâai en tĂȘte la troisiĂšme loi de Newton qui sâexprime ainsi :
« Lâaction est toujours Ă©gale Ă la rĂ©action ; câest-Ă -dire que les actions de deux corps lâun sur lâautre sont toujours Ă©gales et de sens contraires. »
On peut traduire cette phrase comme : Tout corps A exerçant une force sur un corps B subit une force dâintensitĂ© Ă©gale, de mĂȘme direction mais de sens opposĂ©, exercĂ©e par le corps B.
Prenons deux individus, A et B, chacun auteur dâun argument. A est lâĂ©metteur dâun argument X, B et lâĂ©metteur dâun argument Y directement opposĂ© Ă X.
Un dĂ©bat, câest donc lâexistence de deux protagonistes disposant d’arguments qui ont une force et une intensitĂ© Ă©gale.
Tous les arguments se valent, et ont le droit dâexister – pour autant quâils soient de bonne foi et honnĂȘtes. Pour autant ce qui va les diffĂ©rencier, câest leur pertinence : la construction du propos, les preuves que lâon y apporte, leur cohĂ©rence.
Pourrait-on alors atteindre dans le dĂ©bat oĂč, aprĂšs lâexposition par chacune des parties de ses arguments, lâon tombe sur un unique point qui pourrait se rĂ©sumer par : « jâentends ce que tu me dis, mais je ne suis pas dâaccord » ; sans explication supplĂ©mentaire ?
A priori, ce nâest pas ĂȘtre « faible » que de terminer son dĂ©bat par le simple constat du dĂ©saccord, tant la discussion qui prĂ©cĂšde a en principe permis de le mettre en Ă©vidence Ă travers un cheminement dâarguments et dâoppositions. Certaines positions ne peuvent ĂȘtre transcendĂ©es ; un dĂ©bat sur la peine de mort mettra sĂ»rement en avant des sempiternels arguments Ă©conomiques, ou pratiques ; Ă lâinverse des considĂ©rations idĂ©ologiques ou intrinsĂšquement personnelles ne pourront jamais connaĂźtre de contradiction car basĂ©es sur une conviction ou une croyance. Or au mĂȘme titre que lâaffect que lâon apporte en fonction de ses convictions personnelles biaise le dĂ©bat et ne permet pas de sâen dĂ©tacher, il peut difficilement ĂȘtre le sujet dâun dĂ©bat, au risque de tourner Ă la discussion stĂ©rile.
Alors, vous pouvez, si vous le souhaitez, rester dans la thĂ©matique guerriĂšre, et penser que le dĂ©bat nâest quâune succession dâuppercuts et de coups qui nâont pour seul intĂ©rĂȘt que de dĂ©truire votre adversaire. Mais vous nâen tirerez que peu de gloire. La victoire du soi nâa pas dâintĂ©rĂȘt, sâil nâen rĂ©sulte pas dâĂ©lĂ©vation intellectuelle et dâĂ©mulation que la confrontation des arguments est censĂ©e faire naĂźtre.
Lâon ne parle pas ici des dĂ©saccords entre les individus, mais bien du sens mĂȘme du dĂ©bat, celle de lâĂ©lĂ©vation commune. Celle de la reconnaissance que le dĂ©bat est un ensemble de forces qui sâopposent, et sur lesquelles chaque interlocuteur doit prendre le recul nĂ©cessaire pour, soit amĂ©liorer son propos, soit reconnaĂźtre factuellement lâexistence dâarguments qui ne vont pas forcĂ©ment dans son sens.
Jâai toujours pensĂ© quâil fallait avoir raison dans un dĂ©bat ; câĂ©tait lâunique issue de ce que je percevais comme un affrontement dont il fallait ressortir victorieux ou honteux.
Mais lâexpĂ©rience des repas de famille et des dĂ©bats politiques mâa fait percevoir que dans la plupart des cas, lâon se fait plus de tort Ă tomber dans les mĂ©andres du reproche ad hominem, que de simplement mettre en Ă©vidence les points de tension.
La logique du dĂ©tachement sur le dialogue induit une certaine schizophrĂ©nie. Car, des arguments avec lesquels lâon peut ĂȘtre en profond dĂ©saccord peuvent ĂȘtre pertinents. Et ce simple constat peut induire une remise en question permanente, un questionnement de ses propres convictions.
Or ce processus est sain. Car en remettant en permanence en jeu des positions que lâon peut penser comme Ă©tablies, on finit par en construire de plus solides. Celles-ci sont le rĂ©sultat dâun travail mĂ»rement rĂ©flĂ©chi, de mise en tension de problĂ©matiques. Elle nous oblige Ă rĂ©flĂ©chir Ă ce qui nous rebute, car il pouvait ĂȘtre acquis pour nous depuis bien longtemps que certaines positions nâĂ©taient pas dignes de notre intĂ©rĂȘt. Elle nous apprend Ă gĂ©rer nos propres contradictions.
Quâil est peu confortable de ne pas ĂȘtre dâaccord avec soi-mĂȘme.
Je pense que je ne cherche plus Ă avoir raison ; sĂ»rement moins. Dans tous les cas, je constate mon dĂ©saccord â sâil y a lieu â avec mon interlocuteur. Je lâobserve, je cherche Ă le comprendre. Je tente dây apporter un regard plus dĂ©gagĂ© de ma subjectivitĂ©, mĂȘme sâil peut ĂȘtre en confrontation directe avec mes biais, mes convictions.
Par ce propos, je ne pense pas avoir essayé de vous convaincre, simplement de vous amener à revoir le débat non pas comme une lutte, mais comme un accomplissement commun.
Benjamin Ivanier pour la sĂ©rie d’articles « Nos Plumes » de Trouve Ta Voix.