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Pourquoi perd-on ses mots ?

“Je l’ai sur le bout de la langue” ou bien “c’est quoi le mot déjà ?” : toutes ces expressions montrent que l’on peut “perdre ses mots”, à bien des niveaux. 


A l’échelle individuelle, on peut perdre ses mots sous le coup du stress ou suite à un accident. Si cette perte se manifeste physiquement et est donc un symptôme – ou un message de l’inconscient dans le cas des aphasies momentanées sur lesquelles réfléchit Freud dans Contribution à la conception des aphasies – on ne peut pas souvent agir contre ce phénomène naturel. 


A l’échelle collective cependant, c’est une autre histoire. L’idée selon laquelle on perd des mots, c’est-à-dire selon laquelle le vocabulaire employé au quotidien diminue, est bien répandue. On peut trouver de plus en plus d’études visant à compter le nombre de mots employés et les résultats sont alarmants : 10% de la population française ne maîtriserait qu’entre 400 et 500 mots de vocabulaire (cf  Le vocabulaire, pour dire et lire – Alain Bentolila). Face à ce constat, deux questions se posent : “pourquoi ?” et “et alors ?”.


A la première, on peut répondre en deux temps. Tout d’abord parce qu’on est confronté au quotidien à un vocabulaire moins riche, ensuite – et cela va de paire – parce qu’on est de moins en moins amené à utiliser des mots variés. On rencontre peu de mots au quotidien, parce qu’on lit moins peut-être mais surtout parce que ce qu’on lit ne fait appel qu’à un petit nombre de mots : le vocabulaire des médias s’étiole toujours plus (cf Retour sur l’accord du participe passé et autres bizarreries de la langue française – Martine Rousseau, Olivier Houdart et Richard Herlin) et les modes sur les réseaux imposent un carcan au langage que l’on utilise. Il n’y a peu ou plus de place pour le vocabulaire psychologique ou celui de la critique. On est alors condamné à rester au niveau de l’expression d’une sensation, faute d’outil pour l’analyser ou prendre du recul par rapport à cette dernière.  Cette restriction, bien sûr, est largement dépendante des milieux dans lesquels on évolue, accroissant là encore les inégalités. 


Ceci nous conduit à notre deuxième question : “on perd ses mots, et alors ?”. Et alors, si notre parole s’appauvrit, notre pensée s’appauvrit parce qu’on ne peut pas penser en dehors des mots que l’on maîtrise. Ainsi, n’avoir à disposition qu’un vocabulaire restreint c’est ne pouvoir réfléchir, imaginer, ressentir et s’exprimer que de façon restreinte, moins nuancée et largement frustrante. C’est une première conséquence que chacun subit à l’échelle individuelle. 


Mais, et nous l’avons rapidement évoqué, c’est aussi que cette perte de vocabulaire ne nous touche pas tous également. C’est entre nos 0 et 6 ans que l’on acquiert la plus grande partie de notre lexique, et ce en écoutant mais aussi, et surtout, en parlant. Or, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir le temps d’échanger longuement avec ses enfants tous les jours, de maîtriser suffisamment bien le français pour le faire, de pouvoir les mettre à la crèche ou à la garderie où ils entendront un autre vocabulaire, d’autres façons de parler plutôt que devant la télé où ils écoutent passivement mais ne parlent pas. Ainsi, la diminution du vocabulaire dans certaines parties de la population est le symptôme d’inégalités que l’École n’arrive pas à gommer. 


Mais de symptôme elle devient vite cause tout d’abord, nous l’avons dit, car le langage est l’outil premier de la pensée. Or, devant un écran la parole n’est jamais parole vivante, incarnée et questionnable, elle est distante et fixée. Apprendre à parler devant un écran modifie alors largement notre rapport au monde, ce dernier n’est plus subjectif et sujet de discussion mais donné et immuable. Par conséquent, le fait d’être régulièrement sollicité dans l’enfance est déterminant pour notre capacité, ensuite, à mobiliser un large vocabulaire et à entretenir une discussion. Ensuite car le langage est un code dont la maîtrise influe profondément sur la possibilité pour chacun d’accéder à tel ou tel poste. La parole est ainsi un des marqueurs sociaux les plus forts, à la fois cause et conséquence de nombreuses inégalités : dis-moi ce que tu dis, je te dirai d’où tu viens, et, bien trop souvent, où tu vas. 


La question “pourquoi perd-on ses mots ?” entre-ouvre donc une boîte de Pandore qui contient bien plus que des bafouillements gênés, seuls sons que l’on réussit à produire à la vue de son crush, ou  de tout autre jury intimidant. Essayer d’y répondre c’est s’interroger sur le caractère déterminé et déterminant du langage à l’échelle individuelle et de la société. 


Irène Grenon, pour la série d’articles “Nos Plumes”