Dans une interview donnée le 21 juillet 2021, le philosophe des sciences Étienne Klein affirme que les réseaux sociaux empêchent la construction d’opinions nuancées. D’après le physicien, il serait même « plus facile de haïr que de réfléchir ». Loin d’être une place publique où ne résonneraient que les avis les plus éclairés, le web est jalonné de propos sans nuance, voire d’appels à la haine.
Entre 2018 et 2019, la société Netino constatait ainsi une augmentation de 14% des commentaires agressifs ou haineux sur les pages Facebook des médias français. Ce déchaînement des passions s’expliquerait par le design du réseau social lui-même. En effet, les architectures informationnelles dans lesquelles les internautes évoluent désormais favorisent la prise de décision impulsive, au détriment de la construction d’une opinion différée dans le temps. Les réseaux sociaux reposent notamment sur un mécanisme de captation de l’attention – dit mécanisme des hooks – divisé en quatre étapes : l’élément déclencheur (recevoir une notification), l’action (cliquer suite à la notification), la récompense (un like, des vues) et l’investissement (une nouvelle action suscitée par la récompense, comme le fait de laisser un commentaire). Ce processus préfigure les usages des internautes et les orientent vers des prises de décisions instantanées.
Ces réactions immédiates se traduisent notamment dans les prises de parole sur le web, essentiellement constituées de phrases courtes et peu argumentées, ainsi que de vérités simplistes et parfois brutales. Dès lors, le problème de la nuance manifesterait ce qu’Étienne Klein nomme une « crise du langage ». Encore une fois, les dispositifs sociotechniques par lesquels les internautes s’expriment seraient en cause. Sur Twitter notamment, les tweets sont limités à 280 mots. Contraints de prendre la parole dans un espace discursif aussi restreint, les utilisateurs s’en tiennent à des propos décontextualisés et simplifiés, voire radicaux. Alimentée par les retweets, cette dynamique conflictuelle ignore la nuance. Au contraire, la plateforme facilite les attaques frontales. Selon Brigitte Sebbah, Arnaud Mercier et Romain Badouard, « Twitter favorise chez certains militants une parole acerbe et déviante, où l’attaque directe contre des personnalités cibles se fait sur des bases idéologiques ou physiques et personnelles. »
En définitive, les plateformes conditionnent nos réactions et, a fortiori, modèlent nos émotions. Ces dernières ne peuvent être exprimées que sur un mode manichéen : il est possible « d’aimer » ou de « ne pas aimer » un contenu, mais pas de rester mitigé ; un film ou une série doivent être évalués à l’aune d’une grille composée de cinq étoiles, mais pas plus etc. Des raccourcis cognitifs sont donc offerts aux utilisateurs qui naviguent dans des espaces polarisants. Ceux-ci ne laissent alors aucune place à la nuance.
La nuance représente pourtant la possibilité de douter et offre l’opportunité du malentendu. Plus encore, la nuance est nécessaire au débat. Selon Étienne Klein, « Les gens qui parlent sans nuance donnent l’impression d’avoir raison […] Or ce n’est pas dans les positions les plus extrêmes qu’on trouve la vérité : c’est dans la nuance, précisément, qu’elle se situe. » Autrement dit, la nuance permet d’appréhender le réel avec plus de subtilité et, de fait, de mieux le saisir.
Alors que la validité d’une opinion est aujourd’hui jugée au regard de sa fulgurance et de son éclat, il semblerait judicieux de réintroduire de la nuance dans nos échanges et de laisser la parole aux plus modérés, afin que ceux-ci puissent s’exprimer avec nuance, mais sans hésitation.
Solène Klinge pour la série d’articles « Nos Plumes » Trouve Ta Voix